L’État, dans l’Empire ottoman et en Turquie, a longtemps été décrit comme un modèle d’État fort et unitaire, capable d’imposer de façon unilatérale son ordre et ses règlements à la société. Considéré comme une instance souveraine largement imperméable aux demandes sociales, il a alors été analysé comme l’initiateur et l’acteur principal – sinon unique – des processus de « modernisation » et d’« occidentalisation » que la société a traversé depuis le xixe siècle.
Les paradigmes d’analyse du politique dans l’Empire ottoman et en Turquie
De la dichotomie État/société à la dialectique socio-étatique
Les rapports État-partis comme clé de lecture du politique en Turquie républicaine
I l s’agira moins ici de mobiliser ou de discuter les différentes critiques ou interrogations suscitées par la notion elle-même que de proposer un parcours, à partir des textes et des enquêtes de Bourdieu, dans l’abondante littérature qui en démontre la portée heuristique dans des espaces et des périodes diverses – non sans soulever en retour des questions sur certaines modalités de sa mise en œuvre. Si cette littérature est en grande partie francophone, d’autres usages du concept de champ se sont imposés aux États-Unis, d’abord avec la notion de « champ organisationnel » forgée par Paul DiMaggio et Walter Powell dans les années 1980 dans le cadre d’une approche néo-institutionnaliste, puis avec celle de « champ d’action stratégique » proposée par Neil Fligstein et Doug McAdam dans les années 2000 pour articuler la précédente avec les théories de l’action collective.
Le concept de champ est emprunté à la physique théorique : il appréhende les relations entre éléments dans un espace, conçu comme un champ de force, selon le principe d’attraction-répulsion. Il a été transposé en psychologie par les théoriciens de la Gestalt, notamment Wolfgang Köhler, lequel a fait valoir l’interdépendance des éléments dans l’expérience perceptuelle et développé une approche topographique. Kurt Lewin l’a adapté à la psychologie sociale pour penser les interactions entre l’individu et son environnement.
C’est dans cette même acception que Bourdieu l’introduit en sociologie, où ce concept abstrait permet l’autonomisation méthodologique d’un espace d’activité, à condition, précise-t-il à propos des champs de production culturelle, d’avoir étudié les conditions historiques de son autonomisation. De ce point de vue, l’usage du concept de champ vient répondre à un double problème.
En premier lieu, comment penser la différenciation des activités sociales, qui accompagne la division du travail, sans tomber dans une approche fonctionnaliste ? Cette transformation, n’a en effet rien d’inéluctable ni de mécanique. L’autonomisation d’un domaine d’activité résulte généralement d’une lutte menée par un groupe de spécialistes pour obtenir la reconnaissance sociale de leur autorité et de leur compétence sur le domaine en question, instaurant une coupure entre professionnels et profanes. La théorie des champs systématise l’analyse de ce processus repéré par Max Weber et en tire des conséquences méthodologiques, à savoir la possibilité d’autonomiser un champ comme objet d’étude.
Cependant, et c’est le second problème, cette autonomie n’est jamais complète : elle demeure toujours relative. Bourdieu emprunte le concept d’autonomie aux approches marxistes, où il a été introduit dans le cadre du débat sur la « théorie du reflet » laquelle considérait les œuvres comme une superstructure ne faisant que refléter les conditions sociales sous-jacentes. À l’encontre de cette thèse, certains théoriciens ont suggéré que les œuvres littéraires et artistiques étaient l’expression d’une vision du monde, qui pouvait faire écho aux contradictions travaillant les conditions de production mais ne s’y résumait pas. Bourdieu reproche cependant à ces penseurs de ne pas prendre en compte la médiation opérée par les champs de production culturelle par rapport aux conditions économiques et sociales : c’est là, dans ce qu’il appelle un « effet de champ », qu’il situe l’autonomie relative de ces univers.
Les œuvres portent bien la marque de leurs conditions de production, mais les producteurs culturels sont engagés dans une lutte de concurrence qui obéit à des règles et à des intérêts spécifiques, irréductibles aux intérêts économiques, politiques et sociaux. Au regard de l’espace social, « l’effet de champ » produit un effet de « réfraction » (autre concept que Bourdieu emprunte à la physique) : il retraduit les contraintes extérieures selon sa propre logique. Cette logique propre tient à la structure du champ et à son histoire. Une telle approche (aussi valable pour les productions culturelles que pour la science, la philosophie ou le droit) permet d’échapper à la fois au réductionnisme sociologique auquel aboutissait la théorie du reflet et aux approches purement internalistes.
La structure du champ se définit selon la distribution (inégale) du capital spécifique en son sein : les agents dotés du capital spécifique le plus élevé occupent des positions dominantes, ceux qui sont faiblement dotés, souvent les nouveaux entrants, occupent des positions dominées. Rompant avec le substantialisme (en s’appuyant notamment sur l’ouvrage d’Ernst Cassirer Substance et fonction) comme avec l’interactionnisme (l’interactionnisme symbolique mais aussi l’interactionnisme spontané qui prévaut dans l’histoire littéraire et l’histoire de l’art), cette approche topographique se veut structurale (relationnelle) et objectiviste : unis par la concurrence autour d’un même enjeu (l’acquisition de capital spécifique), les agents sont objectivement définis les uns par rapport aux autres indépendamment des interactions entre eux – que l’analyse permet du reste d’expliquer. À la lumière des propriétés objectives des individus, une analyse de réseaux, purement descriptive, prend ainsi tout son sens.
Si sa théorie des champs, tout comme sa conception de l’espace social, est redevable à la méthode structuraliste, qu’il emploie non seulement pour analyser la vision du monde d’un groupe mais aussi les rapports sociaux eux-mêmes, Bourdieu retient du marxisme une conception dynamique de ces rapports, laquelle découle de leur dimension agonistique. La lutte de concurrence est en effet au fondement des principes d’opposition qui structurent le champ et déterminent les antagonismes et les alliances (selon le principe d’attraction-répulsion). Ces principes d’opposition fondent aussi l’homologie structurale entre champs.
Dans chaque champ les « dominés » s’opposent aux « dominants », ces derniers ayant tendance à préserver la définition dominante de l’activité en question (« orthodoxie »), quand les premiers seront plus disposés à la contester (« hétérodoxie »). Puisant dans la sociologie des religions de Max Weber, Bourdieu systématise l’opposition entre prêtre et prophète, à laquelle il confère un caractère paradigmatique, la transposant aux champs de production artistique où elle se greffe sur l’opposition entre producteurs consacrés et avant-gardes (par exemple, les membres de l’Académie française vs. les surréalistes). Une autre distinction structurante oppose les tenants de l’autonomie du champ, fondée sur le jugement des pairs formulé suivant des critères spécifiques de détermination de la valeur symbolique des produits, à ceux qui tendent à y importer des contraintes hétéronomes, idéologiques ou économiques.
Ces positions évoluent en fonction de divers facteurs, exogènes comme les situations de crise ou de politisation, ou endogènes, à savoir les luttes internes et le vieillissement social. Si les facteurs exogènes contribuent à la synchronisation des champs (comme en mai 1968), les facteurs endogènes imposent une temporalité propre à chacun d’eux, autre signe de leur autonomie relative. Qui plus est, les champs relativement autonomes se caractérisent par leur autotélisme ou auto-référentialité, c’est-à-dire la référence à leur propre histoire : c’est le cas des champs de production culturelle (littéraire, artistique, musical) comme des champs scientifique et juridique, où l’on ne peut ignorer les problématiques passées et les solutions apportées sous peine de s’en exclure.
Ainsi, le champ est un espace des possibles dans lequel les prises de position – c’est-à-dire les choix entre différentes options plus ou moins constituées comme telles – se définissent par des écarts significatifs (selon le modèle de la linguistique structurale), écarts qui prennent tout leur sens par rapport à l’histoire du champ (par exemple, l’opposition entre musique tonale et atonale, ou entre philosophie analytique et « continentale »). Pour cette raison, le sujet de l’œuvre n’est ni l’individu, ni la classe comme le suggère Lucien Goldman mais, selon Bourdieu, le champ dans son ensemble.
La notion d’espace des possibles rejoint en cela le concept foucaldien de « champ de possibilité stratégiques », mais elle s’en démarque notamment par l’usage très particulier que Bourdieu fait du concept de « stratégie » pour appréhender les formes d’investissement différenciées des agents. Loin de supposer une action rationnelle et réflexive, voire cynique, le concept de stratégie renvoie, dans la théorie de la pratique de Bourdieu, à la marge d’improvisation des agents par rapport aux contraintes extérieures auxquelles ils sont confrontés et à leurs dispositions. Dans la théorie des champs, il s’articule au concept d’illusio, qui fonde l’adhésion des individus au jeu, leur croyance dans l’activité concernée, et pointe vers la recherche de profits spécifiques au champ considéré, profits souvent plus symboliques qu’économiques.
En somme, le concept de stratégie vise à décrire la rencontre entre une trajectoire sociale et un espace des possibles. Cette trajectoire est largement déterminée par l’habitus de l’individu, c’est-à-dire par les structures sociales qu’il a incorporées au cours de sa socialisation sous forme de dispositions et qui structurent à leur tour ses schèmes de perception, d’action et d’évaluation (son goût). La question du rapport entre les propriétés sociales des individus et leurs prises de position dans le champ n’est donc pas un donné mais un objet central dans l’étude du fonctionnement d’un champ.
À partir des années 1970, Bourdieu élabore le projet d’une théorie générale des champs qui ne verra pas le jour de son vivant mais dont de nombreuses traces subsistent, des séminaires et conférences qu’il y a consacrés, aux recherches que lui-même, des membres de son équipe et ses élèves ont engagées sur certains champs spécifiques : littéraire, religieux, scientifique, politique, juridique, académique, philosophique, artistique, économique, éditorial, sous oublier la haute couture. Comme il est impossible de recenser ici tous les travaux ayant mis en œuvre ce concept, on se bornera à dégager d’un côté l’apport de la théorie des champs à l’étude des différentes sphères d’activité et, de l’autre, la contribution de ces terrains à la théorie générale.
La réflexion sur les champs de production culturelle, qui remonte au début des années 1960, vise à fonder une science des œuvres dépassant l’alternative entre l’analyse interne, alors incarnée, dans les études littéraires, par le New Criticism et surtout par le structuralisme, et l’analyse externe, clivée entre l’approche biographique singularisante (dont L’Idiot de la famille de Sartre est le plus magistral exemple) et le réductionnisme de la théorie marxiste. Contre le mythe du créateur incréé forgé par l’idéologie romantique, la théorie des champs rappelle que les producteurs culturels n’échappent pas aux déterminations sociales et qu’ils ne créent pas isolément. Contre la notion de « reflet », elle souligne que ces déterminations sont médiatisées, réfractées par le champ, c’est-à-dire par un espace des possibles préformé, qu’il est nécessaire de reconstituer pour rendre compte des principes de leurs choix esthétiques.
Cette réflexion soulève aussi deux questions historiques. La première concerne le processus d’autonomisation de ces champs culturels qui, selon Bourdieu, tient à trois conditions : l’apparition d’un groupe de producteurs se spécialisant dans l’activité en question (littérature, peinture, musique, sport) ; l’existence d’instances de consécration spécifiques ; enfin, la formation d’un marché des biens symboliques, qui renverse l’ordre de la demande et de l’offre par rapport au clientélisme. Si la formation d’un tel marché s’observe dès la fin du xviiie siècle, le processus d’autonomisation ne s’opère ni au même moment ni de la même façon en littérature et en peinture : tandis que l’essor de l’édition et la libéralisation de l’imprimé au début du xixe siècle livrent les écrivains à la loi impitoyable du marché du livre, le marché de l’art demeure fortement régulé jusqu’au milieu du siècle par une instance unique, l’Académie des Beaux-Arts, qui s’arroge le monopole de la consécration à travers le contrôle de l’accès au Salon. La multiplication des producteurs (corrélatif à l’accroissement de la scolarisation) et le style de vie bohême adopté par ceux qui sont exclus du système académique ont cependant contribué à l’émergence d’un marché en marge de ce système.
Alors que le champ artistique se constitue contre l’État (garant du système académique), l’autonomie du champ littéraire doit s’affirmer par rapport au marché, lequel avait d’emblée relativisé le pouvoir de consécration de l’Académie française. Comme le décrit Bourdieu dans Les Règles de l’art, contre le circuit de grande production, régi par la logique de marché, se forme, au milieu du xixe siècle, un pôle de production restreinte qui impose la primauté de la valeur symbolique des œuvres, établie sur la base de critères de jugement spécifiques élaborés par les pairs. L’économie des biens symboliques est une « économie à l’envers », qui oppose à la rentabilité à court terme le processus de consécration des œuvres sur le long terme –susceptible de conduire à la « canonisation » de certains auteurs ou artistes, à travers l’intégration de leurs œuvres, devenues « classiques », au patrimoine culturel national et universel, par le truchement du système scolaire notamment. Les instances de diffusion, en particulier les éditeurs, jouent un rôle majeur dans ce processus de production de la valeur, économique au sein du pôle de grande production, symbolique au sein du pôle de production restreinte.
En France, ce renversement a été opéré sous le Second Empire par les tenants de l’« art pour l’art », qui s’opposaient tant à « l’art social », c’est-à-dire à l’art engagé, qu’à l’école du « bon sens », laquelle réunissait les auteurs du pôle mondain du champ littéraire, proches des fractions dominantes de la classe dominante. Bourdieu analyse les modalités de la conquête de l’autonomie à travers cette double rupture opérée notamment par Flaubert et Baudelaire. Il qualifie ce dernier de « nomothète » en ce qu’il instaure un nouveau nomos dans le champ littéraire, caractérisé par l’indépendance à l’égard des puissances externes, économiques ou politiques, et par l’anomie. En s’affranchissant de la demande bourgeoise pour affirmer le primat de l’esthétique pure, qui va de pair avec un ethos associant rigueur du travail et anticonformisme, Flaubert et Baudelaire opèrent une « révolution symbolique » qui aura des conséquences durables sur le champ littéraire.
Comment adviennent de telles « révolutions symboliques » ? C’est la deuxième question historique soulevée par la réflexion sur les champs de production artistiques, qui concerne aussi le champ scientifique ou encore celui de la haute couture. La question apparaît dès les premières recherches de Bourdieu sur les univers culturels, mais on en trouve la formulation la plus aboutie dans ses cours du Collège de France consacrés au cas de Manet. La difficulté à appréhender ces révolutions symboliques tient au fait que nos propres catégories de perception esthétique en sont le produit. Il faut donc reconstituer la vision du monde antérieure à cette révolution, comme Bourdieu s’y attèle dans ce cours, en mettant en lumière les principes qui régissaient l’esthétique académique.
Ce code esthétique, soutenu par un monopole étatique, Manet va le détruire : contre l’importance accordée à la maîtrise technique (la perspective, le modelé, le clair-obscur) et au fini, il travaille la toile dans sa bi-dimensionnalité – ce qui l’amène à transgresser les lois de la perspective et le principe du modelé – et anoblit l’esquisse (en laquelle les maîtres de l’Académie ne voyaient qu’une première étape avant « l’invention », c’est-à-dire le travail de finition). En outre, il remet en cause la hiérarchie des objets, qui était indexée à leur hiérarchie sociale, et privilégie la référence à l’histoire de l’art plutôt qu’à l’histoire tout court – ce qui le conduit, sinon à vider l’œuvre de toute signification, du moins à la rendre ambiguë, et donc à rompre avec le principe de la lisibilité (ou le souci du « message »), au point de susciter perplexité et interprétations contradictoires, quand ce ne sont pas rires moqueurs ou grondements scandalisés.
Porter au jour les transformations des conditions de production, aussi bien techniques (l’invention du tube de couleur qui permet la peinture en plein air) que morphologiques (la croissance de la population des artistes) et économiques (la formation d’un marché parallèle au système académique) permet de sortir d’une histoire idéaliste et individualisante, mais cela ne suffit pas à expliquer les révolutions symboliques. L’analyse sociologique doit aussi prendre en compte les dispositions des agents – ici de Manet : les importantes ressources économiques, culturelles et sociales que détenait ce fils d’un juge au tribunal de première instance issu d’une lignée de robins, sa formation au sein du système académique, sa grande culture picturale, la liberté que lui conférait sa situation de rentier et ses denses réseaux de relation (salons mondains d’un côté, cafés et milieu bohême de l’autre). Cette concentration extraordinaire d’atouts, associée à ce que Bourdieu appelle un « habitus clivé » entre les deux pôles du champ du pouvoir (économique et culturel), prédisposait Manet à accomplir cette révolution.
Dernière spécification enfin – mais non des moindres : comme toutes les « révolutions symboliques », celle opérée par Manet se définit non par la destruction mais par l’intégration de ce qui l’a précédé : la rupture s’opère dans la continuité, comme en témoigne la pratique du pastiche. Ainsi, même dans ces univers où, contrairement au monde bureaucratique, les positions sont à faire, les pratiques les plus novatrices s’inscrivent dans une relation dialectique avec l’espace des possibles.
Le champ de la haute couture offre également un terrain d’observation privilégié des logiques de champ : production de la croyance dans le fétiche de la marque, selon un processus que Bourdieu compare au fonctionnement de la magie analysé par Mauss ; opposition structurale entre « rive droite » (Balmain) et « rive gauche » (Scherer) ; révolution symbolique accomplie par Courrèges qui, synchronisant une révolution interne avec des transformations sociales, substitue au discours sur la mode une réflexion sur le style de vie de la femme moderne, laquelle doit être à l’aise, libre et dégagée.
Ce modèle d’analyse sert aussi à penser à la fois les conditions d’existence d’un champ scientifique relativement autonome, où le jugement des pairs prévaut sur les logiques hétéronomes (idéologique ou économiques), ainsi que les révolutions scientifiques. Le champ scientifique se différencie des champs de production culturelle par le fait que le public est constitué principalement de pairs, ce qui exacerbe la logique de la concurrence réglée pour l’accumulation de capital spécifique. Cette particularité permet à Bourdieu d’opposer au relativisme un rationalisme historiciste fondé sur la théorie du champ. En effet, l’introduction des intérêts sociaux, politique et économiques dans l’analyse des conditions de production des savoirs scientifiques conduit à un relativisme auquel le modèle proposé par Thomas Kuhn pour penser les révolutions scientifiques a ouvert la voie (sans que lui-même y souscrive). La sociologie des sciences a basculé d’un rationalisme fondé sur les normes professionnelles qui dictent l’ethos des savants (universalisme, communalisme, désintéressement, scepticisme), selon le modèle fonctionnaliste de Robert Merton, au relativisme de la sociologie des intérêts et des approches constructivistes. S’il rompt avec la vision irénique d’une communauté scientifique agissant en coopération harmonieuse dans l’intérêt universel de la science, le concept de champ lui permet, tout en réintroduisant les rapports de force et intérêts extra-scientifiques qui traversent ces univers, d’affirmer que l’autonomie relative du champ et les règles qu’il impose garantissent la portée universelle des savoirs scientifiques. Le champ scientifique produit un « intérêt au désintéressement » qui, associé au contrôle collectif exercé par les pairs, est une des conditions de son autonomie, même si celle-ci n’est toujours que relative. L’analyse du fonctionnement du champ scientifique a, en outre, une valeur supplémentaire, en ce qu’elle contribue à la réflexivité des chercheurs sur leur activité.
L’« effet de champ » s’observe tout particulièrement dans le champ philosophique, qui a atteint un haut degré de conceptualisation et où la maîtrise des références du passé est la condition sine qua non d’accès à la reconnaissance par les pairs. L’analyse de l’ontologie politique de Martin Heidegger, resituée dans le champ de production idéologique de son temps, révèle ainsi non seulement les schèmes éthico-politiques conservateurs, voire réactionnaires, que le philosophe, comme la plupart des mandarins dont la position dans le champ du pouvoir est en déclin, partage avec l’humeur « völkisch » – et qui fondent son adhésion au nazisme –, mais aussi la transsubstantiation que le travail de mise en forme philosophique leur fait subir, les euphémisant au point de les rendre méconnaissables. La censure spécifique du champ est à l’origine de cette opération de « sublimation philosophique ». Ainsi, l’effet de champ donne « un fondement objectif à l’illusion de l’autonomie absolue », tout en permettant de dépasser l’alternative entre une lecture idéologique de l’œuvre et une lecture purement philosophique, alternative qui oppose encore à ce jour les commentateurs de Heidegger.
Outre l’étude sur Heidegger, le programme de recherche sur le champ scientifique, qui s’appuyait sur les travaux existants en histoire des sciences, est développé dans le cadre d’une enquête empirique sur le champ académique. Prenant pour objet les universitaires et chercheurs français des années 1960, ce travail se fonde sur une étude prosopographique qui combine propriétés sociales des individus et indicateurs des positions qu’ils occupent dans le champ. Ces indicateurs sont construits en distinguant différentes formes de capital, dans l’ordre temporel (hétéronome) et symbolique (autonome) : pouvoir universitaire, pouvoir scientifique, prestige scientifique et capital de notoriété intellectuelle. Les institutions (Université, organismes de recherche, Collège de France) y sont conçues à la fois comme des variables (l’appartenance à telle institution comme indicateur de la position occupée par les individus) et comme des agents à part entière dans le champ.
Ces données prosopographiques ont été soumises à une Analyse des Correspondances Multiple, méthode statistique privilégiée pour appréhender les principes de structuration d’un champ. Le champ académique apparaît structuré par l’opposition entre un pôle temporellement dominant, occupé par les facultés de droit et de médecine, et un pôle temporellement dominé, où se trouvent les facultés de science – les lettres et sciences humaines se situant entre ces deux pôles. Cette position intermédiaire en fait un lieu d’observation privilégié des luttes entre les deux formes de pouvoir académique, temporel et symbolique. Les facultés de lettres se divisent en effet entre un pôle d’universitaires tournés vers la reproduction du corps, donc vers l’exercice du pouvoir temporel dans l’ordre culturel, et un pôle d’agents tournés vers la recherche, appartenant plus souvent à des instances prestigieuses mais marginales comme le Collège de France, et qui sont davantage producteurs que reproducteurs (ils sont aussi plus souvent tournés vers l’international que les premiers). L’étude a ainsi permis de différencier deux types de consécration, temporelle et symbolique, qui ont leur équivalent dans les champs de production culturelle avec d’un côté le succès public et la reconnaissance institutionnelle (prix, académies), de l’autre la reconnaissance par les pairs et les critiques spécialisés (la critique constituant elle-même un champ structuré par des oppositions homologues).
Le degré de centralisation du champ varie en fonction de l’aptitude d’une institution à monopoliser le pouvoir de reproduction en son sein, par exemple l’Église catholique, l’Université ou le système académique des Beaux-Arts. Lorsqu’une institution atteint un haut degré de monopole dans un champ, on parlera de « corps » – au sens de la Corporatio des canonistes médiévaux – plutôt que de « champ ». La clôture du recrutement par des concours, par l’établissement d’un numerus clausus, etc. est une modalité de contrôle de l’accès au champ susceptible de conduire à sa transformation en corps en homogénéisant le recrutement social et en inculquant un « esprit de corps ». Cependant, il est rare que le recrutement social d’un champ soit aussi homogène, et les différences de statut (ou de corps dans le champ administratif) produisent souvent des principes d’opposition structurale, comme entre les membres de l’Académie des Beaux-Arts et les peintres bohêmes, ou entre juristes théoriciens et praticiens du droit (selon une opposition que Bourdieu emprunte à Weber).
Un des avantages de la théorie des champs par comparaison à la sociologie des professions est qu’elle considère les activités, même lorsqu’elles ont atteint un certain niveau d’autonomie, comme toujours relativement hétéronomes (en considérant par exemple la manière dont les rapports de classe s’y réfractent à travers les habitus) et comme plus ou moins hétérogènes. Cette hétérogénéité peut résulter de conditions de travail et de statut (par exemple, les statuts d’indépendant, de salarié ou de fonctionnaire qui coexistent parfois dans un même domaine d’activité) ou du recrutement social (qu’il s’agisse des origines sociales ou des filières de formation). Masqués par l’idéologie professionnelle, de tels clivages sous-tendent souvent les rapports de force qui structurent les champs et les luttes internes qui sont à l’origine de leurs transformations. Le champ juridique sous l’Ancien Régime se différencie ainsi entre les juristes d’État, formant le pôle bureaucratique, les officiers de justice, revendiquant une certaine autonomie par rapport au pouvoir royal, et le bas clergé juridique, qui parvient, sous la Révolution française, à renverser la hiérarchie des rapports de force avec la noblesse de Robe (à laquelle appartiennent les deux fractions précédentes), et à imposer la conception de l’État-nation.
Une autre propriété, consécutive au processus d’autonomisation des champs est la coupure entre spécialistes et profanes, qui exclut ces derniers de l’activité en délégitimant leur jugement. Cette dépossession des profanes, enracinée dans le modèle religieux distinguant clercs et laïcs, s’observe dans de nombreux univers professionnels (droit, médecine, architecture, science, sport) et surtout dans le champ politique. Dans ses études consacrées à ce dernier, Bourdieu analyse notamment le phénomène de la représentation et de la délégation qu’il suppose, phénomène qui est au cœur du travail de monopolisation de la politique par des professionnels.
Le champ politique est, avec le champ économique, un champ dominant au sein du champ du pouvoir. Ce dernier est structuré par l’opposition entre les tenants du capital économique et politique et ceux qui détiennent principalement du capital culturel. À la faveur de l’idéologie néolibérale, le champ économique tend de plus en plus à subordonner les autres champs, notamment le champ politique (par l’intermédiaire du New Public Management), le champ journalistique et les champs de production culturelle (à travers les logiques de concentration et de fusion-acquisition des industries culturelles, dont Bourdieu a étudié les effets dans l’édition française des années 1990), en leur imposant sa logique de rentabilité. Un tel assujettissement menace l’autonomie de ces champs en renforçant le pôle hétéronome contre le pôle autonome, et pose la question des relations entre champs.
Ayant suscité de nombreux travaux empiriques, le concept de champ a fait émerger des questions d’ordre méthodologique et théorique dont on donnera ici un aperçu. Bon nombre de ces recherches ont porté sur le champ littéraire, mais il existe des travaux conséquents sur d’autres univers – politique, juridique, intellectuel, journalistique, universitaire, artistique, cinématographique –, ainsi que sur des champs disciplinaires comme la philosophie, l’économie, la sociologie. Et si la plupart se sont concentrés sur le cas français, on compte quelques travaux marquants sur d’autres pays, à commencer par la recherche pionnière de Sergio Miceli sur les conditions d’émergence d’un champ intellectuel au Brésil.
L’analyse d’un champ requiert trois opérations : l’étude des instances spécifiques, la distribution des propriétés sociales des individus selon les positions occupées dans le champ, la reconstitution de l’espace des possibles (et de l’espace des prises de position effectives). Une série d’enquête prosopographiques ont été consacrées au champ littéraire français. Celle réalisée par Rémy Ponton portait sur 616 écrivains en activités dans la seconde moitié du xixe siècle, et a révélé les écarts, du point de vue des propriétés sociales, entre les écrivains se réclamant de différentes écoles, comme les romanciers psychologues et les naturalistes (ces derniers étant moins dotés que leurs aînés). Anne-Marie Thiesse a conduit une étude sur les écrivains régionalistes du début du xxe siècle, relégués, dans un pays centralisé comme la France, aux marges du champ littéraire. Pour ma recherche sur le champ littéraire français sous l’Occupation, j’ai étudié le fonctionnement des principales instances littéraires et réalisé une prosopographie de 185 écrivains français en activité à cette époque, exploitée à l’aide d’une Analyse des Correspondances Multiples.
D’autres études se sont focalisées sur une figure centrale, à l’image des analyses de Bourdieu consacrées à Flaubert et Baudelaire. Anna Boschetti a reconstitué la trajectoire de Sartre et mis en évidence la réunification qu’il opère entre champ littéraire et champ universitaire après la guerre ; elle a aussi construit des indicateurs de la position dominante qu’occupe le périodique qu’il lance, Les Temps modernes, dans le champ des revues intellectuelles. La poésie, où la dimension formelle est plus prégnante et les règles de composition plus contraignantes, est un lieu d’observation privilégié des révolutions symboliques : Anna Boschetti a étudié celle opérée par Apollinaire en reconstituant l’espace des possibles à son époque, tandis que Pascal Durand a analysé celle qu’effectue le jeune Mallarmé en appliquant un traitement radical au matériau qu’il emprunte au post-romantisme. Pascale Casanova voit dans le refus de la représentation chez Samuel Beckett, une transposition du travail d’abstraction effectué au même moment en peinture, ce qui pose la question des emprunts d’un champ à l’autre. Les avant-gardes constituent également un terrain d’investigation fécond pour interroger les logiques de subversion à l’œuvre dans les champs de production culturelle. Des recherches ont aussi été engagées sur le champ littéraire allemand à différentes périodes.
Comme le champ littéraire, le champ académique a fait l’objet de travaux substantiels. Articulant les processus de professionnalisation et de spécialisation avec la constitution d’un champ, Jean-Louis Fabiani a étudié la formation sous la Troisième République d’un corps de professeurs de philosophie, dont il appréhende les structures mentales et les catégories de classement à travers les programmes, et l’émergence, en parallèle, d’un marché du livre philosophique qui se différencie de la production littéraire. La comparaison du recrutement social des champs littéraire et universitaire au début du xxe siècle effectuée par Christophe Charle montre quant à elle que les écrivains sont globalement mieux dotés que les universitaires parisiens. Dans son enquête sur les fondements de la croyance économique, Frédéric Lebaron a, de son côté, fait apparaître, au moyen d’une Analyse des Correspondances Multiples, l’opposition entre les économistes « purs » (néoclassiques et régulationnistes) dotés d’un fort capital scientifique et ceux qui disposent de ressources temporelles en raison des positions « politiques » qu’ils occupent comme consultants, conjoncturiste ou au sein d’entreprises.
La réflexion de Bourdieu sur le problème de la représentation politique a ouvert un ensemble de questionnements portant sur, d’un côté, les propriétés sociales des professionnels de la politique, leurs variations dans le temps et dans l’espace, et de l’autre sur l’ensemble des individus participant au travail politique : conseillers, militants, sondeurs, ou spécialistes de la communication, dont l’importance grandissante tient à la dépendance croissante du champ politique à l’égard du champ médiatique. Par ailleurs, la conception de l’État comme méta-champ ouvre des perspectives pour renouveler l’étude de politiques publiques.
Nombre de travaux ont soulevé des questions sur les relations entre champs : relations de subordination (ainsi, la production intellectuelle ne commence à s’autonomiser du champ religieux qu’au xviiie siècle), de dépendance, de hiérarchie (entre disciplines au sein du champ académique, par exemple) ou d’échange (entre champ littéraire et champ artistique). Les études sur la politisation du champ intellectuel dans des moments de crise entraînant une perte d’autonomie, qu’il s’agisse de l’Affaire Dreyfus ou plus encore du champ littéraire français sous l’Occupation allemande, révèlent que les prises de position politiques sont fortement liées aux positions occupées par les agents dans leur champ de référence. Ces études confirment de la sorte l’effet de réfraction exercé par le champ sur les contraintes extérieures, tout en mettant en lumière le rôle hétéronome que jouent certaines instances situées à la charnière du champ du pouvoir, comme l’Académie française.
Cette homologie structurale entre positions dans le champ littéraire ou intellectuel et prises de position politiques se manifeste aussi dans les formes différenciées que prend la politisation aux différents pôles du champ littéraire ou intellectuel, selon la position dominante ou dominée, le degré d’autonomie, et le degré de spécialisation. Les logiques hétéronomes induites par la subordination aux champs religieux et politique ont également été abordées dans les cas des intellectuels catholiques et communistes, ces derniers mettant en jeu les conditions de « l’obéissance » politique. Les rapports entre champ journalistique et champ économique ont été appréhendés notamment par le biais du champ de la presse économique.
L’historicité fondamentale des champs pose le problème de leur genèse et de leur temporalité. Alain Viala, auteur d’un ouvrage de référence sur la Naissance de l’écrivain, fait remonter au xviie siècle le début du processus d’autonomisation du champ littéraire, avec l’apparition des palmarès d’écrivains, la revendication des droits d’auteur et l’officialisation de l’Académie française, qui se voit déléguer les pouvoirs de légiférer en matière linguistique et littéraire. C’est pourquoi il conteste, avec Denis Saint-Jacques, la périodisation proposée par Bourdieu dans Les Règles de l’art. Sur ce point, Christian Jouhaud attire l’attention sur un paradoxe : l’autonomisation du champ littéraire passe par une dépendance renforcée à l’État, symbolisée par l’officialisation de l’Académie française. On peut dire qu’il a va de même pour le champ artistique, que l’État a élevé au rang d’art libéral avec la création de l’Académie des Beaux-Arts. Dans les deux cas néanmoins, s’il existe une instance de consécration et des producteurs plus ou moins spécialisés, il manque le troisième facteur d’autonomisation d’un champ, à savoir l’existence d’un marché permettant d’échapper au contrôle de l’État.
Les champs de production culturelle se situent ainsi entre l’État et le marché, qui exercent plus ou moins de contraintes sur eux, selon le régime et les conditions économiques. Si le marché a permis de s’autonomiser par rapport à l’État, celui-ci peut en retour les protéger des contraintes économiques par des lois (comme la loi française sur le prix unique du livre) ou des politiques d’aide à la création et à la production culturelle. Les travaux sur les régimes communistes, où le pouvoir de consécration était monopolisé par une instance contrôlée par le Parti communiste, l’Union des écrivains, ont montré cependant que des formes d’autonomie relative pouvaient se manifester même dans des contextes de forte hétéronomie et de dépendance à l’État. De même, il existe des logiques autonomes y compris dans les champs de production culturelle les plus dépendants du marché comme le cinéma, lequel se structure aussi selon l’opposition entre pôle de grande production et pôle de production restreinte, ce dernier étant fortement soutenu par l’État (à l’instar du pôle de production restreinte du champ éditorial). Bourdieu a analysé le processus d’autonomisation d’un pôle de production restreinte par rapport au marché, l’étude des procès littéraires offre toutefois un terrain privilégié pour appréhender les logiques hétéronomes qui continuent à peser sur la littérature, les attentes sociales dont elle est l’objet, ainsi que le processus de reconnaissance progressive de son autonomie par l’État à partir du xxe siècle. L’autonomisation du champ littéraire doit en outre être resitué par rapport à la division du travail intellectuel qui s’accroît au xixe siècle.
Le concept de champ est un puissant outil heuristique de comparaison, qu’il s’agisse d’observer différents états d’un même champ (par exemple, le champ littéraire français avant, pendant et après l’occupation allemande, ou encore les transformations du champ du pouvoir en France entre les années 1970 et les années 1990), ou de mettre en miroir les principes de structuration d’un champ dans deux pays différents. Par exemple, si le fonctionnement de l’édition en France et aux États-Unis présente des différences sur le plan juridique (importance de l’édition à but non lucratif aux États-Unis), sur le plan de l’intervention étatique (quasi absente aux États-Unis) et sur le plan de la division du travail, la structure du champ éditorial, qui oppose dans les deux cas un pôle de grande production à un pôle de production restreinte, permet de procéder à une comparaison systématique pour comprendre la place qu’occupent les traductions dans ces deux espaces.
Pour ne pas tomber dans le piège du nationalisme méthodologique, la comparaison internationale doit cependant tenir compte des échanges entre champs nationaux comme des rapports de force dans lesquels ils sont encastrés, qui conditionnent la circulation des biens symboliques et des modèles entre cultures nationales. Les phénomènes d’importation et de réception doivent également être rapportés aux enjeux propres au champ d’accueil, comme l’illustrent les travaux sur l’importation en France du formalisme russe, des littératures d’Europe de l’Est pendant la période communiste, et des théories de la justice. L’étude de l’introduction de l’économie néolibérale et de la philosophie de droits de l’homme en Amérique latine fait apparaître les ressorts du processus de globalisation.
Les approches transnationales ont toutefois soulevé la question de la limite géographique des champs, particulièrement sensible dans le cas des aires linguistiques – ainsi, par exemple de l’espace littéraire francophone, abordée dans une démarche étendue ensuite à d’autres espaces transnationaux. Nombre de travaux sur les champs se sont inscrits dans un cadre national, Bourdieu ne dit cependant nulle part que les champs sont nécessairement circonscrits aux bornes de l’État-nation. Leurs frontières ne sont pas données : elles évoluent dans le temps et sont constamment remises en cause. Par conséquent, elles sont à étudier et à construire par le chercheur. La nationalisation des champs professionnels et des champs de production culturelle est un fait historique lié à la monopolisation de l’éducation et du contrôle de l’accès aux professions organisées par l’État (à un degré inégal entre les pays) ainsi qu’à la construction des identités nationales. Néanmoins, ces cultures nationales se sont formées en rapport les unes avec les autres, et ont rapidement constitué un espace international régi par des instances comme la Société des nations puis l’ONU, et pour le domaine de la culture et de la science, l’Institut international de coopération intellectuelle, relayé après la guerre par l’UNESCO, qui ont favorisé la circulation des modèles organisationnels et de personnes entre les pays. Parallèlement se formaient des marchés dont les frontières débordaient largement celles de l’État-nation, notamment à la faveur de leurs ambitions hégémoniques et du colonialisme (les aires linguistiques ainsi constituées ont formé des espaces de circulation de l’imprimé dans des langues véhiculaires comme l’anglais, le français, l’espagnol, le portugais et l’arabe).
Mis à part le cas du Brésil cité précédemment, la réception internationale du concept de champ s’est effectuée, à partir de la fin des années 1980, par l’intermédiaire de spécialistes de littérature française, comme Jacques Dubois et Pascal Durand en Belgique, Joseph Jurt en Allemagne, Anna Boschetti en Italie, et en Israël par le biais du théoricien du polysystème Itamar Even-Zohar, qui a combiné sa théorie inspirée des formalistes russes à celle du champ. Il a également été introduit en Grèce et en Russie en ces mêmes années. Beaucoup moins utilisé aux États-Unis que les concepts de capital culturel et d’habitus, le champ, tel que Bourdieu l’avait théorisé, n’a commencé à y servir de programme de recherche qu’après sa mort en 2002. Il a notamment contribué à renouveler les études sur l’impérialisme et le colonialisme : les États coloniaux sont conçus, dans cette perspective, comme des méta-champs, qui incluent les champs étatiques dans les colonies, eux-mêmes traversés par des rapports de force et de concurrence entre différentes fractions du champ du pouvoir colonial en lutte pour la définition de la politique indigène. Le concept de champ est également de plus en plus introduit dans le domaine des relations internationales, où il est utilisé notamment pour penser les relations diplomatiques comme méta-champ. En sociologie du droit, une étude a été menée sur le champ de la justice pénale internationale, situé à l’intersection de trois champs transnationaux, celui des relations interétatiques, celui de la défense des droits de l’homme et celui, en voie d’internationalisation, de la justice pénale.
Le concept de champ a en outre connu deux principales réélaborations théoriques inspirées de la théorie de Bourdieu, avec les notions de « champs organisationnels » et de « champs d’action stratégique ».
La théorie néo-institutionnaliste des « champs organisationnels » développée par les sociologues américains Paul DiMaggio et Walter Powell vise à rendre compte des phénomènes d’isomorphisme institutionnel entre organisations appartenant à un même champ. Selon eux, le processus de rationalisation décrit par Weber tient en réalité moins à la concurrence et à la recherche d’efficacité qu’à des facteurs proprement institutionnels. La contrainte (par voie autoritaire, légale ou encore sous forme de directives), le mimétisme face à des situations d’incertitude et les pressions normatives liées à la professionnalisation sont les trois mécanismes qui favorisent l’homogénéisation de ces champs. Il est par conséquent possible de prédire cette propension à la similitude en fonction du type et du degré de dépendance entre organisations d’un même champ, du degré d’incertitude quant aux rapports entre les moyens et les objectifs, ou encore du recrutement social de professionnels issus d’une même formation académique et/ou participant à des instances professionnelles.
Les enquêtes empiriques à partir desquelles ces sociologues ont construit leur analyse portent sur les modèles organisationnels pour la production de services culturels hauts de gamme apparus aux États-Unis à la fin du xixe siècle, et sur l’homogénéisation progressive de l’édition académique américaine. DiMaggio a également forgé la notion d’« entrepreneur institutionnel » (institutional entrepreneur) pour désigner les figures fondatrices dans les champs en formation.
Largement nourri de la théorie du champ de Bourdieu, le concept de « champs d’action stratégique » élaboré par Neil Fligstein et Doug McAdam articule l’approche néo-institutionnaliste avec les théories de l’action collective pour penser la reproduction et le changement au niveau méso de l’ordre social. De la conception bourdieusienne, ils reprennent l’idée d’enjeux spécifiques, de règles du jeu, de positions inégales des agents et de lien entre cette position des acteurs et leur vision du monde. Cependant, ces champs d’action stratégiques sont moins stabilisés que les champs chez Bourdieu, leurs frontières sont mouvantes selon la définition de la situation et des enjeux. Ils peuvent s’ordonner sur un continuum en fonction de leur degré de consensus. Dans les cas de conflits déclarés, les luttes sont susceptibles de faire advenir un nouvel ordre. Ces luttes se jouent principalement entre « bénéficiaires » (incumbents), et « contestataires » (challengers), elles sont régulées par des « unités de gouvernance » qui contrôlent le fonctionnement du champ, et qui tendent généralement à la conservation de l’état des rapports de force. On reconnait ici l’équivalent des instances de consécration dont Bourdieu souligne le rôle déterminant dans les champs de production culturelle, ou d’autres types d’instances régulatrices.
Si le modèle des champs d’action stratégique partage la conception agonistique développée Bourdieu, il distingue plus nettement les fondements de l’action collective entre coercition, compétition et coopération, et donc les champs organisés hiérarchiquement de ceux où prévalent différentes formes de coalition. La question du rapport entre les individus et le champ, que Bourdieu problématisait au moyen des concepts d’habitus, de stratégie et de sens du jeu, est ici pensée en termes de compétences (skills) des acteurs à agir dans un champ. Loin d’être autarciques, ces champs d’action stratégiques entretiennent des relations avec d’autres champs environnants qui se différencient selon la distance ou la proximité, l’indépendance ou la dépendance (et dans certains cas l’interdépendance), et la distinction entre les champs étatique ou non étatiques – l’État étant conçu, à l’instar de la théorie de Bourdieu, comme un ensemble de champs.
Ces champs environnants jouent souvent un rôle majeur dans le changement, notamment par le biais de l’importation de modèles. Les transformations sont fréquemment provoquées par des chocs exogènes, qui offrent aux contestataires des opportunités inédites, mais ils requièrent aussi une mobilisation et la mise en œuvre de ressources organisationnelles ainsi que de moyens de contestation efficaces. Par exemple, le refus de Rosa Parks de céder sa place à un homme blanc dans un bus en 1955 et son arrestation consécutive n’étaient pas des actions nouvelles en elles-mêmes, mais les leaders du mouvement pour les droits civils sont parvenus à mobiliser la population noire dans la ville de Montgomery, Alabama, par l’intermédiaire des ministres du culte, dans une protestation collective de grande ampleur. Dans les « épisodes de contestation », on observe souvent le recours à des formes innovantes d’action collective, ainsi qu’un travail de (re)cadrage (framing) de la vision du monde établie, qui est susceptible de conduire à un nouvel accord institutionnel (institutional settlement)
Le concept de champ est donc un outil heuristique puissant pour explorer le niveau méso de l’activité sociale. Si divers usages du concept se sont fait jour en rapport avec les théories organisationnelles et celles de l’action collective, le concept de champ tel qu’élaboré par Bourdieu continue à fonctionner comme un programme de recherche dans différents domaines, soulevant de nouvelles questions sur les champs coloniaux et transnationaux, ainsi que sur les relations entre champs.
Gisèle Sapiro, maître de conférences (Paris-Dauphine, IRISSO)
1 — Barrington Moore, Social Origins of Dictatorship and Democracy: Lord and Peasant in the Making of the Modern World, Beacon Press, Boston, 1966.
2 — Şerif Mardin, « Center-Periphery Relations: A Key To Turkish Politics? », Daedalus, n° 102, 1973, p. 170.
3 — Metin Heper, The State Tradition in Turkey, Northgate, The Eothen Press, 1985, p. 149. 4 Ibid., p. 16.
4 — Ibid., p. 16.
6 — Ali Kazancıgil, Ergun Özbudun, Atatürk: Founder of a Modern State, Londres, C. Hurst and Company, 1981, p. 48.
7 — Paul Dumont, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Complexe, 1983 [nouvelle édition 1997 et 2006].
9 — Şerif, Mardin, « L’influence de la Révolution française sur l’Empire ottoman », Revue internationale des sciences sociales, 119 (1989).
10 — Şerif Mardin, The Genesis of Young Ottoman Thought: A Study in the Modernization of Turkish Political Ideas, Syracuse, Syracuse University Press, 2000.
11 — Donald Quataert, Manufacturing and Technology Transfer in the Ottoman Empire 1800-1914, Istanbul, Isis Press, 1995.
12 — Arnold Reisman, Turkey’s Modernization: Refugees from Nazism and Ataturk’s Vision, Washington D.C., New Academia Publishing, 2006.
13 — Feroz Ahmad, The making of Modern Turkey, Londres, Routledge, 1993, p. 53.
14 — Marc Aymes, « Provincialiser l'empire », Annales. Histoire, Sciences Sociales n°6/2007 (62è année), p. 1328.
15 — Albert Hourani, « Ottoman reforms and the politics of notables », in William R. Polk et Richard L. Chambers (dir.), Beginnings of modernization in the Middle East: The nineteenth century, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1968, pp. 41-68.
16 — Philip S. Khoury, « The urban notables paradigm revisited », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 55, n° 55-56, 1990, pp. 215-228.
17 — Suraiya Faroqhi, « Political Initiatives ‘From the Bottom Up’ in the Sixteenth- and Seventeenth-Century Ottoman Empire : Some Evidence for Their Existence », in Hans Georg Majer (dir.), Osmanistiche Studien zur Wirtschafts- und Sozialgeschichte : In Memoriam Vanco Boskov, Wiesbaden, Otto Harrasowitz, 1986, pp. 24- 33 ; Suraiya Faroqhi, « Political Tensions in the Anatolian Countryside around 1600 : An Attempt at Interpretation », in Jean-Louis Bacqué-Gramont et al. (dir.), Türkische Miszellen : Robert Anhegger Festschrift, Istanbul, Divit, 1987, pp. 116-130 ; Suraiya Faroqhi, « Political Activity among Ottoman Taxpayers and the Problem of Sultanic Legitimation (1570-1650) », Journal of the Economic and Social History of the Orient, n° 35, 1992, pp. 1-39; Antonis Anastasopoulos (dir.), Political Initiatives “from the bottom up” in the Ottoman Empire [Actes des Halcyon Days in Crete VII, 9-11 janvier 2009], Réthymnon, Crete University Press, 2012.
18 — Joel S. Migdal, Strong Societies and Weak States, Princeton, Princeton University Press, 1988.
19 — Reşat Kasaba, « A Time and a Place for the Nonstate: Social Change in the Ottoman Empire during the Long Nineteenth Century », in Joel S. Migdal et al., State, Power and Social Forces : Domination and Transformation in the Third World, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 207-230.
20 — Sur le cas turc, voir notamment Yael Navaro-Yashin, Faces of the State : Secularism and Public Life in Turkey, Princeton, Princeton University Press, 2002.
21 — Timothy Mitchell, « The Limits of the State », American Political Science Review, vol. 85, n° 1, 1991, pp. 77- 96 ; Veena Das, Deborah Poole, « State and its Margins: Comparative Ethnographies », in Veena Das, Deborah Poole (dir.) Anthropology in the Margins of the State, Santa Fe, New Mexico, School of American Research Press, 2004, pp. 6-34.
22 — Michael E. Meeker, A Nation of Empire. The Ottoman Legacy of Turkish Modernity, Berkeley / Los Angeles, University of California Press, 2002, p. xxi.
23 — Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, coll. L’espace du politique, 2006, p. 272.
24 — Jane Hathaway, The politics of households in Ottoman Egypt. The Rise of the Qazdaḡlıs, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 24.
25 — Ariel Salzmann, Tocqueville in the Ottoman Empire. Rival Paths to the Modern State, Leiden & Boston, Brill, 2004, pp. 87-88.
26 — Murat Metinsoy, « Fragile Hegemony, Flexible Authoritarianism, and Governing from Below: Politicians' Reports in Early Republican Turkey », International Journal of Middle East Studies, vol. 43, n° 4, 2011, p. 699- 719. Voir également Yiğit Akın, « Reconsidering state, party and society in early republican Turkey : politics of petitioning », International Journal of Middle East Studies, vol. 39, n° 3, 2007, p. 435-457 ; Catherine Alexander, Personal States. Making connections between people and bureaucracy in Turkey, Oxford/New York, Oxford University Press, 2002.
27 — Nathalie Clayer, « Un laiklik imposé ou négocié ? L’administration de l’enseignement de l’islam dans la Turquie du parti unique », in Marc Aymes, Benjamin Gourisse, Élise Massicard (dir.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, coll. Meydan, 2014, pp. 103-126.
28 — Emmanuel Szurek, Gouverner par les mots. Une histoire linguistique de la Turquie nationaliste, Thèse de doctorat (non publiée), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2013.
29 — Noémi Levy-Aksu, Ordre et désordres dans l’Istanbul ottomane (1879-1909), Paris, Karthala, coll. Meydan, 2012.
30 — Gilles Dorronsoro, « Les politiques ottomane et républicaine au Kurdistan à partir de la comparaison des milices Hamidiye et korucu : modèles institutionnels, retribalisation et dynamique des conflits », European Journal of Turkish Studies, 5 (2006) : Power, ideology, knowledge - deconstructing Kurdish Studies, URL : http://ejts.revues.org/778, §1 ; Janet Klein, The Margins of empire. Kurdish militias in the Ottoman tribal zone, Stanford, Stanford University Press, 2011.
31 — Hamit Bozarslan, « Le phénomène milicien : une composante de la violence politique en Turquie des années 70 », Turcica, n°31, 1999, pp. 185-244.
32 — Cette partie reprend et synthétise les éléments développés dans Gilles Dorronsoro, Benjamin Gourisse, « Une clés de lecture du politique en Turquie : les rapports État-partis », Politix, 107, 2015.
33 — Pour une étude des activités de pénétration de l’État par les partis pendant les années 1970, voir Benjamin Gourisse, « Party Penetration of the State: the Nationalist Action Party in the late 1970s », in Élise Massicard, Nicole Watts, (dir.), Negotiating Political Power in Turkey: Breaking up the Party, Londres, Routledge, 2012, pp. 118-139.
34 — Pour une étude de cette question appliquée à la police turque dans les années 1970 et à ses conséquences sur les sociabilités internes à l’institution et les pratiques des fonctionnaires, voir : Benjamin Gourisse, « Pluralité des rapports aux normes professionnelles et politisation des pratiques dans la police turque des années 1970 », European Journal of Turkish Studies [Online], 8 | 2008, URL : http://ejts.revues.org/index2273.html (consulté le 8 juin 2013).
35 — Voir notamment Zafer Toprak, Türkiye'de Ekonomi ve Toplum (1908-1950). Milli Iktisat - Milli Burjuvazi (Economie et société en Turquie (1908-1950). Economie nationale, bourgeoisie nationale), Istanbul, Tarih Vakfi Yurt Yayınları, 1995 ; Şevket Pamuk, « Political Economy of Industrialization in Turkey », MERIP Reports, 93, January, 1981.
36 — Ayşe Güneş-Ayata, « Class and Clientelism in the Republican People’s Party » in Andrew Finkel Nükhet Sirman (dir.), Turkish State, Turkish Society, London, Routledge, 1990, pp. 181. Sur les transactions clientélaires unissant partis politiques et acteurs locaux, voir également Ergun Özbudun, «Turkey: the Politics of Clientelism » in Samuel Eisenstadt, René Lemarchand (dir.), Political Clientelism, Patronage and Development, Beverly Hills, Sage, 1981 ; Horst Unbehaun, Klientelismus und Politische Partizipation in der Ländlichen Türkei. Der Kreis Datça 1923-1992 (Clientélisme et participation politique dans la Turquie rurale. Le canton de Datça, 1923-1992), Hambourg, Schriften des Deutschen Orient-Instituts, 1994.
37 — Işıl Erdinç, «AKP Döneminde Sendikal Alanın Yeniden Yapılanması: Hak-İş ve “Ötekiler”»[La reconstruction du champ syndical sous le gouvernement de l'AKP: Hak-İş et "les autres"], Çalışma ve Toplum, Mars, 2014.
38 — Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Seuil, Paris, 2000, pp. 249 et 250.
39 — Tous les postes de l’administration ne sont pas appropriés par les partis de gouvernement. Les procédures de contrôle et de différenciation de certaines administrations (comme l’armée ou la diplomatie), notamment du point de vue de leur recrutement, contrastent ainsi avec la grande ouverture d’autres institutions de fait moins autonomes (comme la police ou l’éducation nationale par exemple).
40 — Benjamin Gourisse, « Participation électorale, pénétration de l’État et violence armée dans la crise politique turque de la seconde moitié des années 1970. Contribution à l’analyse des crises politiques longues », Politix, Vol. 2, n° 98, 2012.
41 — Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Presses de la FNSP, 1986, p. 154.
42 — Benoît Fliche, « Eléments pour une trichologie turque », dans Marie-France Auzépy, Joël Cornette (dir.), Histoire du poil, Paris, Belin, 2011.
43 — Cette capacité de l’armée à assurer son autonomie par le coup d’État a cependant connu de sérieuses limites depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002. En reprenant à son compte le projet européen du pays, le parti a pu obtenir une marginalisation progressive de l’armée. La vague de réformes liées à la candidature européenne du pays, ainsi que les exigences des bailleurs de fonds internationaux et du Fonds Monétaire International ont fortement contribué à la réduction des positions des militaires dans le système politique. Elles ont encouragé le patronat à prendre ses distances avec l’armée pour soutenir les initiatives réformistes de l’AKP.
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Bibliothèque du Congrès, « Geography of Turkey » [archive], Bibliothèque du Congrès.
http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/9_16_17.pdf
François Surbezy, Les Affaires d'Arménie et l'intervention des puissances européennes (de 1894 à 1897), Université de Montpellier.
(tr) Institut des statistiques turques, recensement de 2014.
Statistique Eurostat au 1er janvier 2015. Consulté le 1er janvier 2015.