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15 — Albert Hourani, « Ottoman reforms and the politics of notables », in William R. Polk et Richard L. Chambers (dir.), Beginnings of modernization in the Middle East: The nineteenth century, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1968, pp. 41-68.

Champ

Gisele Sapiro — Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

État Et Société En Turquie Et Dans L’Empire Ottoman
Rubrique Lectures
Résumé

L’État, dans l’Empire ottoman et en Turquie, a longtemps été décrit comme un modèle d’État fort et unitaire, capable d’imposer de façon unilatérale son ordre et ses règlements à la société. Considéré comme une instance souveraine largement imperméable aux demandes sociales, il a alors été analysé comme l’initiateur et l’acteur principal –  sinon unique – des processus de « modernisation » et d’« occidentalisation » que la société a traversé depuis le xixe siècle.

Plan

Les paradigmes d’analyse du politique dans l’Empire ottoman et en Turquie

De la dichotomie État/société à la dialectique socio-étatique

Les rapports État-partis comme clé de lecture du politique en Turquie républicaine

Auteur(s) : Benjamin Gourisse
Maître de conférence, Paris Dauphine
IRISSO
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État Et Société En Turquie Et Dans L’Empire Ottoman, par Benjamin Gourisse — Une notice sur Politika — TEPSIS — Janvier 2017
Notice publiée le 05-03-2015
Dernière modification le 13-092015
Langue originale : Français Lire la version Anglaise
Traducteur : Prénom Nom

I l s’agira moins ici de mobiliser ou de discuter les différentes critiques ou interrogations suscitées par la notion elle-même que de proposer un parcours, à partir des textes et des enquêtes de Bourdieu, dans l’abondante littérature qui en démontre la portée heuristique dans des espaces et des périodes diverses – non sans soulever en retour des questions sur certaines modalités de sa mise en œuvre. Si cette littérature est en grande partie francophone, d’autres usages du concept de champ se sont imposés aux États-Unis, d’abord avec la notion de « champ organisationnel » forgée par Paul DiMaggio et Walter Powell dans les années 1980 dans le cadre d’une approche néo-institutionnaliste, puis avec celle de « champ d’action stratégique » proposée par Neil Fligstein et Doug McAdam dans les années 2000 pour articuler la précédente avec les théories de l’action collective.

Pierre Bourdieu

Avec Bourdieu : genèse et construction d’un concept

Origines et genèse du « champ »

Le concept de champ est emprunté à la physique théorique : il appréhende les relations entre éléments dans un espace, conçu comme un champ de force, selon le principe d’attraction-répulsion. Il a été transposé en psychologie par les théoriciens de la Gestalt, notamment Wolfgang Köhler, lequel a fait valoir l’interdépendance des éléments dans l’expérience perceptuelle et développé une approche topographique. Kurt Lewin l’a adapté à la psychologie sociale pour penser les interactions entre l’individu et son environnement.

C’est dans cette même acception que Bourdieu l’introduit en sociologie, où ce concept abstrait permet l’autonomisation méthodologique d’un espace d’activité, à condition, précise-t-il à propos des champs de production culturelle, d’avoir étudié les conditions historiques de son autonomisation. De ce point de vue, l’usage du concept de champ vient répondre à un double problème.

En premier lieu, comment penser la différenciation des activités sociales, qui accompagne la division du travail, sans tomber dans une approche fonctionnaliste ? Cette transformation, n’a en effet rien d’inéluctable ni de mécanique. L’autonomisation d’un domaine d’activité résulte généralement d’une lutte menée par un groupe de spécialistes pour obtenir la reconnaissance sociale de leur autorité et de leur compétence sur le domaine en question, instaurant une coupure entre professionnels et profanes. La théorie des champs systématise l’analyse de ce processus repéré par Max Weber et en tire des conséquences méthodologiques, à savoir la possibilité d’autonomiser un champ comme objet d’étude.

Cependant, et c’est le second problème, cette autonomie n’est jamais complète : elle demeure toujours relative. Bourdieu emprunte le concept d’autonomie aux approches marxistes, où il a été introduit dans le cadre du débat sur la « théorie du reflet » laquelle considérait les œuvres comme une superstructure ne faisant que refléter les conditions sociales sous-jacentes. À l’encontre de cette thèse, certains théoriciens ont suggéré que les œuvres littéraires et artistiques étaient l’expression d’une vision du monde, qui pouvait faire écho aux contradictions travaillant les conditions de production mais ne s’y résumait pas. Bourdieu reproche cependant à ces penseurs de ne pas prendre en compte la médiation opérée par les champs de production culturelle par rapport aux conditions économiques et sociales : c’est là, dans ce qu’il appelle un « effet de champ », qu’il situe l’autonomie relative de ces univers.

Les œuvres portent bien la marque de leurs conditions de production, mais les producteurs culturels sont engagés dans une lutte de concurrence qui obéit à des règles et à des intérêts spécifiques, irréductibles aux intérêts économiques, politiques et sociaux. Au regard de l’espace social, « l’effet de champ » produit un effet de « réfraction » (autre concept que Bourdieu emprunte à la physique) : il retraduit les contraintes extérieures selon sa propre logique. Cette logique propre tient à la structure du champ et à son histoire. Une telle approche (aussi valable pour les productions culturelles que pour la science, la philosophie ou le droit) permet d’échapper à la fois au réductionnisme sociologique auquel aboutissait la théorie du reflet et aux approches purement internalistes.

La structure du champ se définit selon la distribution (inégale) du capital spécifique en son sein : les agents dotés du capital spécifique le plus élevé occupent des positions dominantes, ceux qui sont faiblement dotés, souvent les nouveaux entrants, occupent des positions dominées. Rompant avec le substantialisme (en s’appuyant notamment sur l’ouvrage d’Ernst Cassirer Substance et fonction) comme avec l’interactionnisme (l’interactionnisme symbolique mais aussi l’interactionnisme spontané qui prévaut dans l’histoire littéraire et l’histoire de l’art), cette approche topographique se veut structurale (relationnelle) et objectiviste : unis par la concurrence autour d’un même enjeu (l’acquisition de capital spécifique), les agents sont objectivement définis les uns par rapport aux autres indépendamment des interactions entre eux – que l’analyse permet du reste d’expliquer. À la lumière des propriétés objectives des individus, une analyse de réseaux, purement descriptive, prend ainsi tout son sens.

Si sa théorie des champs, tout comme sa conception de l’espace social, est redevable à la méthode structuraliste, qu’il emploie non seulement pour analyser la vision du monde d’un groupe mais aussi les rapports sociaux eux-mêmes, Bourdieu retient du marxisme une conception dynamique de ces rapports, laquelle découle de leur dimension agonistique. La lutte de concurrence est en effet au fondement des principes d’opposition qui structurent le champ et déterminent les antagonismes et les alliances (selon le principe d’attraction-répulsion). Ces principes d’opposition fondent aussi l’homologie structurale entre champs.

Dans chaque champ les « dominés » s’opposent aux « dominants », ces derniers ayant tendance à préserver la définition dominante de l’activité en question (« orthodoxie »), quand les premiers seront plus disposés à la contester (« hétérodoxie »). Puisant dans la sociologie des religions de Max Weber, Bourdieu systématise l’opposition entre prêtre et prophète, à laquelle il confère un caractère paradigmatique, la transposant aux champs de production artistique où elle se greffe sur l’opposition entre producteurs consacrés et avant-gardes (par exemple, les membres de l’Académie française vs. les surréalistes). Une autre distinction structurante oppose les tenants de l’autonomie du champ, fondée sur le jugement des pairs formulé suivant des critères spécifiques de détermination de la valeur symbolique des produits, à ceux qui tendent à y importer des contraintes hétéronomes, idéologiques ou économiques.

Ces positions évoluent en fonction de divers facteurs, exogènes comme les situations de crise ou de politisation, ou endogènes, à savoir les luttes internes et le vieillissement social. Si les facteurs exogènes contribuent à la synchronisation des champs (comme en mai 1968), les facteurs endogènes imposent une temporalité propre à chacun d’eux, autre signe de leur autonomie relative. Qui plus est, les champs relativement autonomes se caractérisent par leur autotélisme ou auto-référentialité, c’est-à-dire la référence à leur propre histoire : c’est le cas des champs de production culturelle (littéraire, artistique, musical) comme des champs scientifique et juridique, où l’on ne peut ignorer les problématiques passées et les solutions apportées sous peine de s’en exclure.

Ainsi, le champ est un espace des possibles dans lequel les prises de position – c’est-à-dire les choix entre différentes options plus ou moins constituées comme telles – se définissent par des écarts significatifs (selon le modèle de la linguistique structurale), écarts qui prennent tout leur sens par rapport à l’histoire du champ (par exemple, l’opposition entre musique tonale et atonale, ou entre philosophie analytique et « continentale »). Pour cette raison, le sujet de l’œuvre n’est ni l’individu, ni la classe comme le suggère Lucien Goldman mais, selon Bourdieu, le champ dans son ensemble.

La notion d’espace des possibles rejoint en cela le concept foucaldien de « champ de possibilité stratégiques », mais elle s’en démarque notamment par l’usage très particulier que Bourdieu fait du concept de « stratégie » pour appréhender les formes d’investissement différenciées des agents. Loin de supposer une action rationnelle et réflexive, voire cynique, le concept de stratégie renvoie, dans la théorie de la pratique de Bourdieu, à la marge d’improvisation des agents par rapport aux contraintes extérieures auxquelles ils sont confrontés et à leurs dispositions. Dans la théorie des champs, il s’articule au concept d’illusio, qui fonde l’adhésion des individus au jeu, leur croyance dans l’activité concernée, et pointe vers la recherche de profits spécifiques au champ considéré, profits souvent plus symboliques qu’économiques.

En somme, le concept de stratégie vise à décrire la rencontre entre une trajectoire sociale et un espace des possibles. Cette trajectoire est largement déterminée par l’habitus de l’individu, c’est-à-dire par les structures sociales qu’il a incorporées au cours de sa socialisation sous forme de dispositions et qui structurent à leur tour ses schèmes de perception, d’action et d’évaluation (son goût). La question du rapport entre les propriétés sociales des individus et leurs prises de position dans le champ n’est donc pas un donné mais un objet central dans l’étude du fonctionnement d’un champ.

Vers une théorie générale des champs

À partir des années 1970, Bourdieu élabore le projet d’une théorie générale des champs qui ne verra pas le jour de son vivant mais dont de nombreuses traces subsistent, des séminaires et conférences qu’il y a consacrés, aux recherches que lui-même, des membres de son équipe et ses élèves ont engagées sur certains champs spécifiques : littéraire, religieux, scientifique, politique, juridique, académique, philosophique, artistique, économique, éditorial, sous oublier la haute couture. Comme il est impossible de recenser ici tous les travaux ayant mis en œuvre ce concept, on se bornera à dégager d’un côté l’apport de la théorie des champs à l’étude des différentes sphères d’activité et, de l’autre, la contribution de ces terrains à la théorie générale.

La réflexion sur les champs de production culturelle, qui remonte au début des années 1960, vise à fonder une science des œuvres dépassant l’alternative entre l’analyse interne, alors incarnée, dans les études littéraires, par le New Criticism et surtout par le structuralisme, et l’analyse externe, clivée entre l’approche biographique singularisante (dont L’Idiot de la famille de Sartre est le plus magistral exemple) et le réductionnisme de la théorie marxiste. Contre le mythe du créateur incréé forgé par l’idéologie romantique, la théorie des champs rappelle que les producteurs culturels n’échappent pas aux déterminations sociales et qu’ils ne créent pas isolément. Contre la notion de « reflet », elle souligne que ces déterminations sont médiatisées, réfractées par le champ, c’est-à-dire par un espace des possibles préformé, qu’il est nécessaire de reconstituer pour rendre compte des principes de leurs choix esthétiques.

« Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n°89, 1991, p. 4-46.

Cette réflexion soulève aussi deux questions historiques. La première concerne le processus d’autonomisation de ces champs culturels qui, selon Bourdieu, tient à trois conditions : l’apparition d’un groupe de producteurs se spécialisant dans l’activité en question (littérature, peinture, musique, sport) ; l’existence d’instances de consécration spécifiques ; enfin, la formation d’un marché des biens symboliques, qui renverse l’ordre de la demande et de l’offre par rapport au clientélisme. Si la formation d’un tel marché s’observe dès la fin du xviiie siècle, le processus d’autonomisation ne s’opère ni au même moment ni de la même façon en littérature et en peinture : tandis que l’essor de l’édition et la libéralisation de l’imprimé au début du xixe siècle livrent les écrivains à la loi impitoyable du marché du livre, le marché de l’art demeure fortement régulé jusqu’au milieu du siècle par une instance unique, l’Académie des Beaux-Arts, qui s’arroge le monopole de la consécration à travers le contrôle de l’accès au Salon. La multiplication des producteurs (corrélatif à l’accroissement de la scolarisation) et le style de vie bohême adopté par ceux qui sont exclus du système académique ont cependant contribué à l’émergence d’un marché en marge de ce système.

Alors que le champ artistique se constitue contre l’État (garant du système académique), l’autonomie du champ littéraire doit s’affirmer par rapport au marché, lequel avait d’emblée relativisé le pouvoir de consécration de l’Académie française. Comme le décrit Bourdieu dans Les Règles de l’art, contre le circuit de grande production, régi par la logique de marché, se forme, au milieu du xixe siècle, un pôle de production restreinte qui impose la primauté de la valeur symbolique des œuvres, établie sur la base de critères de jugement spécifiques élaborés par les pairs. L’économie des biens symboliques est une « économie à l’envers », qui oppose à la rentabilité à court terme le processus de consécration des œuvres sur le long terme –susceptible de conduire à la « canonisation » de certains auteurs ou artistes, à travers l’intégration de leurs œuvres, devenues « classiques », au patrimoine culturel national et universel, par le truchement du système scolaire notamment. Les instances de diffusion, en particulier les éditeurs, jouent un rôle majeur dans ce processus de production de la valeur, économique au sein du pôle de grande production, symbolique au sein du pôle de production restreinte.

En France, ce renversement a été opéré sous le Second Empire par les tenants de l’« art pour l’art », qui s’opposaient tant à « l’art social », c’est-à-dire à l’art engagé, qu’à l’école du « bon sens », laquelle réunissait les auteurs du pôle mondain du champ littéraire, proches des fractions dominantes de la classe dominante. Bourdieu analyse les modalités de la conquête de l’autonomie à travers cette double rupture opérée notamment par Flaubert et Baudelaire. Il qualifie ce dernier de « nomothète » en ce qu’il instaure un nouveau nomos dans le champ littéraire, caractérisé par l’indépendance à l’égard des puissances externes, économiques ou politiques, et par l’anomie. En s’affranchissant de la demande bourgeoise pour affirmer le primat de l’esthétique pure, qui va de pair avec un ethos associant rigueur du travail et anticonformisme, Flaubert et Baudelaire opèrent une « révolution symbolique » qui aura des conséquences durables sur le champ littéraire.

Comment adviennent de telles « révolutions symboliques » ? C’est la deuxième question historique soulevée par la réflexion sur les champs de production artistiques, qui concerne aussi le champ scientifique ou encore celui de la haute couture. La question apparaît dès les premières recherches de Bourdieu sur les univers culturels, mais on en trouve la formulation la plus aboutie dans ses cours du Collège de France consacrés au cas de Manet. La difficulté à appréhender ces révolutions symboliques tient au fait que nos propres catégories de perception esthétique en sont le produit. Il faut donc reconstituer la vision du monde antérieure à cette révolution, comme Bourdieu s’y attèle dans ce cours, en mettant en lumière les principes qui régissaient l’esthétique académique.

Ce code esthétique, soutenu par un monopole étatique, Manet va le détruire : contre l’importance accordée à la maîtrise technique (la perspective, le modelé, le clair-obscur) et au fini, il travaille la toile dans sa bi-dimensionnalité – ce qui l’amène à transgresser les lois de la perspective et le principe du modelé – et anoblit l’esquisse (en laquelle les maîtres de l’Académie ne voyaient qu’une première étape avant « l’invention », c’est-à-dire le travail de finition). En outre, il remet en cause la hiérarchie des objets, qui était indexée à leur hiérarchie sociale, et privilégie la référence à l’histoire de l’art plutôt qu’à l’histoire tout court – ce qui le conduit, sinon à vider l’œuvre de toute signification, du moins à la rendre ambiguë, et donc à rompre avec le principe de la lisibilité (ou le souci du « message »), au point de susciter perplexité et interprétations contradictoires, quand ce ne sont pas rires moqueurs ou grondements scandalisés.

Portrait de Manet par Nadar en 1874, et Le Déjeuner sur l’herbe (1863), tableau qui fit scandale auquel Bourdieu consacre une analyse dans son cours au Collège de France publié sous le titre : Manet. Une révolution symbolique (Paris, Le Seuil/Raisons d’agir, 2013).

Porter au jour les transformations des conditions de production, aussi bien techniques (l’invention du tube de couleur qui permet la peinture en plein air) que morphologiques (la croissance de la population des artistes) et économiques (la formation d’un marché parallèle au système académique) permet de sortir d’une histoire idéaliste et individualisante, mais cela ne suffit pas à expliquer les révolutions symboliques. L’analyse sociologique doit aussi prendre en compte les dispositions des agents – ici de Manet : les importantes ressources économiques, culturelles et sociales que détenait ce fils d’un juge au tribunal de première instance issu d’une lignée de robins, sa formation au sein du système académique, sa grande culture picturale, la liberté que lui conférait sa situation de rentier et ses denses réseaux de relation (salons mondains d’un côté, cafés et milieu bohême de l’autre). Cette concentration extraordinaire d’atouts, associée à ce que Bourdieu appelle un « habitus clivé » entre les deux pôles du champ du pouvoir (économique et culturel), prédisposait Manet à accomplir cette révolution.

Dernière spécification enfin – mais non des moindres : comme toutes les « révolutions symboliques », celle opérée par Manet se définit non par la destruction mais par l’intégration de ce qui l’a précédé : la rupture s’opère dans la continuité, comme en témoigne la pratique du pastiche. Ainsi, même dans ces univers où, contrairement au monde bureaucratique, les positions sont à faire, les pratiques les plus novatrices s’inscrivent dans une relation dialectique avec l’espace des possibles.

Le champ de la haute couture offre également un terrain d’observation privilégié des logiques de champ : production de la croyance dans le fétiche de la marque, selon un processus que Bourdieu compare au fonctionnement de la magie analysé par Mauss ; opposition structurale entre « rive droite » (Balmain) et « rive gauche » (Scherer) ; révolution symbolique accomplie par Courrèges qui, synchronisant une révolution interne avec des transformations sociales, substitue au discours sur la mode une réflexion sur le style de vie de la femme moderne, laquelle doit être à l’aise, libre et dégagée.

Modèles habillés respectivement par Pierre Balmain (1954), Jean-Louis Scherer (1983) et André Courrèges (1968). Bourdieu en propose en une analyse croisée dans « Haute couture et haute culture » [1974-1975], in Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 196-206.

Ce modèle d’analyse sert aussi à penser à la fois les conditions d’existence d’un champ scientifique relativement autonome, où le jugement des pairs prévaut sur les logiques hétéronomes (idéologique ou économiques), ainsi que les révolutions scientifiques. Le champ scientifique se différencie des champs de production culturelle par le fait que le public est constitué principalement de pairs, ce qui exacerbe la logique de la concurrence réglée pour l’accumulation de capital spécifique. Cette particularité permet à Bourdieu d’opposer au relativisme un rationalisme historiciste fondé sur la théorie du champ. En effet, l’introduction des intérêts sociaux, politique et économiques dans l’analyse des conditions de production des savoirs scientifiques conduit à un relativisme auquel le modèle proposé par Thomas Kuhn pour penser les révolutions scientifiques a ouvert la voie (sans que lui-même y souscrive). La sociologie des sciences a basculé d’un rationalisme fondé sur les normes professionnelles qui dictent l’ethos des savants (universalisme, communalisme, désintéressement, scepticisme), selon le modèle fonctionnaliste de Robert Merton, au relativisme de la sociologie des intérêts et des approches constructivistes. S’il rompt avec la vision irénique d’une communauté scientifique agissant en coopération harmonieuse dans l’intérêt universel de la science, le concept de champ lui permet, tout en réintroduisant les rapports de force et intérêts extra-scientifiques qui traversent ces univers, d’affirmer que l’autonomie relative du champ et les règles qu’il impose garantissent la portée universelle des savoirs scientifiques. Le champ scientifique produit un « intérêt au désintéressement » qui, associé au contrôle collectif exercé par les pairs, est une des conditions de son autonomie, même si celle-ci n’est toujours que relative. L’analyse du fonctionnement du champ scientifique a, en outre, une valeur supplémentaire, en ce qu’elle contribue à la réflexivité des chercheurs sur leur activité.

L’« effet de champ » s’observe tout particulièrement dans le champ philosophique, qui a atteint un haut degré de conceptualisation et où la maîtrise des références du passé est la condition sine qua non d’accès à la reconnaissance par les pairs. L’analyse de l’ontologie politique de Martin Heidegger, resituée dans le champ de production idéologique de son temps, révèle ainsi non seulement les schèmes éthico-politiques conservateurs, voire réactionnaires, que le philosophe, comme la plupart des mandarins dont la position dans le champ du pouvoir est en déclin, partage avec l’humeur « völkisch » – et qui fondent son adhésion au nazisme –, mais aussi la transsubstantiation que le travail de mise en forme philosophique leur fait subir, les euphémisant au point de les rendre méconnaissables. La censure spécifique du champ est à l’origine de cette opération de « sublimation philosophique ». Ainsi, l’effet de champ donne « un fondement objectif à l’illusion de l’autonomie absolue », tout en permettant de dépasser l’alternative entre une lecture idéologique de l’œuvre et une lecture purement philosophique, alternative qui oppose encore à ce jour les commentateurs de Heidegger.

Couverture d’Homo academicus (Paris, Éditions de Minuit, 1984)

Outre l’étude sur Heidegger, le programme de recherche sur le champ scientifique, qui s’appuyait sur les travaux existants en histoire des sciences, est développé dans le cadre d’une enquête empirique sur le champ académique. Prenant pour objet les universitaires et chercheurs français des années 1960, ce travail se fonde sur une étude prosopographique qui combine propriétés sociales des individus et indicateurs des positions qu’ils occupent dans le champ. Ces indicateurs sont construits en distinguant différentes formes de capital, dans l’ordre temporel (hétéronome) et symbolique (autonome) : pouvoir universitaire, pouvoir scientifique, prestige scientifique et capital de notoriété intellectuelle. Les institutions (Université, organismes de recherche, Collège de France) y sont conçues à la fois comme des variables (l’appartenance à telle institution comme indicateur de la position occupée par les individus) et comme des agents à part entière dans le champ.